Jambe courte, jambe longue … À quel point doit-on s’en préoccuper ?

Publié le 20 mars 2020
Écrit par NIcolas Blanchette, B. Sc. kinésiologie, D.O.

Jambe courte, jambe longue … À quel point doit-on s’en préoccuper ?
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Vous êtes-vous déjà demandé si les os de votre jambe gauche avaient exactement les mêmes dimensions que ceux de votre jambe droite ?

 

Dans le cadre de ma pratique comme kinésiologue et ostéopathe, il m’arrive souvent de rencontrer des gens que ce sujet inquiète. Ces personnes se demandent parfois si une différence de longueur de jambe ne serait pas la cause derrière leurs maux de dos / genoux / cou persistants. Si elles n’ont pas de douleur, elles peuvent penser qu’elles viendront à en développer plus tard dans leur vie. Certaines d’entre elles ont même déjà reçu l’instruction de compenser cette différence avec des orthèses adaptées.

Petite confession : en début de carrière, il m’est arrivé moi-même d’aller faire des radiographies afin de vérifier si je n’avais pas une « inégalité de longueur de membre inférieur ». En effet, les notions très « biomécanique-structuralistes » qui étaient véhiculées à l’époque en ostéopathie traditionnelle m’avaient quelque peu effrayé sur les potentielles conséquences d’avoir un tibia ou un fémur plus court d’un côté que de l’autre. On parlait à ce moment de stress biomécanique gravitationnel altéré par une différence de longueur de membre. On pouvait mentionner que c’était souvent une cause non diagnostiquée de douleur persistante. En ostéopathie traditionnelle, il n’est pas rare que l’ostéopathe réalise certaines techniques pour « raccourcir » ou « allonger » un membre inférieur via des mobilisations (vous aurez bien sûr compris qu’il ne s’agit pas d’allonger manuellement la longueur physique d’un os, ce qui est évidemment physiologiquement impossible. Il s’agit plutôt de tracter un membre inférieur estimé plus court ou de comprimer un membre inférieur estimé plus long). Bref, la longueur des membres inférieurs était pour moi génératrice de questionnement et d’anxiété tant au niveau personnel que professionnel.

Heureusement, les notions scientifiques ont évolué, de sorte que l’on en sait désormais davantage sur le sujet. L’un de mes collègues, kinésiologue canadien, M. Dean Somerset, a d’ailleurs réalisé une revue intéressante des recherches scientifiques et publié un article très intéressant l’année dernière. Dans ce texte, il refait le tour du sujet de la boîte de Pandore en relation avec les inégalités de longueur de membre inférieur. Voici quelques conclusions de cette rétrospective très éducative.

 

Un phénomène fréquent

Il semblerait que posséder une jambe plus courte que l’autre ne soit pas une exception, mais plutôt la norme ! À notre grande surprise, il semblerait que près de 90 % de la population présenterait une inégalité de longueur de membre de nature structurelle (l’os du fémur ou tibia est physiologiquement plus grand d’un côté que de l’autre). Ce qui fait en sorte que « l’anomalie », s’il en est une, est d’avoir deux fémurs et deux tibias d’exacte même longueur. Heureusement, ce ne sont pas 90 % des gens qui vivent avec de la douleur persistante. De plus, parmi les nombreuses différences recensées, 20 % des gens montreraient une asymétrie plus grande que 9 mm, soit près d’un demi-pouce (Brady et coll., 2019).

 

Une marge d’erreur importante

En clinique, l’inégalité de longueur de membre inférieur est parfois mesurée avec un ruban gradué, un bloc de bois ou tout simplement « à l’œil ». Or, les recherches ont montré que mesurer une différence de longueur de jambe avec un ruban résulte en une marge d’erreur de près de 8,4 mm en comparaison avec les mesures radiologiques, ce qui est tout simplement énorme (Frieberg et coll., 1988) .

Mesurer en plaçant un bloc de bois sous le talon pour mettre le bassin à niveau résulte quant à lui des erreurs de mesure plus de 50 % du temps. Que dire alors d’une mesure réalisée avec une simple observation visuelle ? Il semblerait que le seul moyen fiable de vérifier la présence d’une inégalité de longueur de membre réelle soit la radiographie.

Qui plus est, les études dont nous disposons actuellement ne permettent pas de déterminer à partir de combien de millimètres la différence de longueur de membre peut avoir une répercussion sur la douleur ressentie par les gens qui ont des maux de dos. Doit-on s’inquiéter d’une différence de 3 millimètres ? 6 ? 9 et plus ? De plus, les études ne prennent jamais en compte la relativité avec la taille totale : par exemple, 5 mm de différence sur une personne de 5 pieds représente une proportion plus importante que sur une personne de 6 pieds 5po (Gurney et coll., 2002).

 

Une participation dans le phénomène de la douleur plus qu’incertaine

Mais est-ce qu’avoir une jambe plus courte que l’autre nous rend plus susceptibles d’expérimenter de la douleur ? Et si oui, peut-on en prédire l’impact sur le corps humain ? C’est ce qu’ont tenté de déterminer Brink et son équipe, en 1999. Chez une population lombalgique, les chercheurs ont trouvé que 43,8 % des hommes avaient des douleurs du côté de la jambe courte (55,9 % pour les femmes). Le reste avait des douleurs localisées sur le côté de la jambe longue. Cette proportion est semblable aux chances d’obtenir pile ou face en lançant une pièce de 25 sous. Encore plus frappant, chez la population présentant le plus grand écart de longueur de membre inférieur, les amputés transfémoraux, la différence de longueur de membre inférieur des différentes prothèses n’influence pas la prévalence des maux de dos (Morgenroth, 2009).

 

Que sait-on sur les orthèses correctrices pour corriger la différence de longueur de membre inférieur ?

D’une part, les talonnettes utilisées pour compenser des différences réelles de moins de 10 mm semblent produire des bénéfices, dans les études. Cependant, ces bénéfices ne dépassent pas ceux que pourrait générer un placebo (Defrin, 2005). De plus, si les résultats ne sont pas objectivés par radiographie et que la marge d’erreur des tests conventionnels est très élevée, cela nous amène à nous poser des questions sur le réel mécanisme derrière l’amélioration sur la douleur perçue. Qu’est-ce qui a le plus d’action sur la diminution de la douleur telle que rapportée par le client dans un tel cas : la différence réelle corrigée approximativement par l’orthèse ou bien le fait que le client se sente rassuré d’être pris en charge par un professionnel ?

D’autre part, chez certaines populations spécifiques, comme les coureurs de longue distance symptomatiques d’une douleur aux jambes (sous le genou), le port d’une talonnette semble apporter des bénéfices. Cependant, les données pour d’autres types de population ne permettent pas de tirer de telles conclusions (Gross et coll., 1991).

À ce jour, il n’y a toujours pas de consensus dans la littérature scientifique à savoir si les talonnettes permettent de soulager les symptômes ou non de la population générale présentant une inégalité de longueur de membre inférieur.

 

Conclusion

Avec l’information dont nous disposons actuellement, il paraît très difficile de relier une différence de longueur de membre inférieur à un symptôme chez un sujet. Il ne faut pas oublier que la douleur est un phénomène toujours multifactoriel et que la biomécanique est simplement un petit élément parmi tous les nombreux facteurs qui peuvent aboutir à la production de douleur. Mentionnons aussi que le fait de s’inquiéter fortement d’une « déficience » de notre organisme est souvent une façon d’amplifier le phénomène de la douleur, ce dernier agissant comme une alarme prédictive visant notre protection. Par ailleurs, le corps humain possède des aptitudes innées phénoménales pour compenser une différence de longueur de jambe structurelle et trouver automatiquement la manière de bouger la plus économe et la moins douloureuse possible. Des adaptations se produiront dans l’arche plantaire, le tibia, le bassin, la posture pour trouver cette manière d’évoluer la plus facile. L’expérience nous prouve qu’un être humain peut très bien être en parfait équilibre (homéostasie) dans son asymétrie. Plusieurs athlètes olympiques présentent d’ailleurs des inégalités de longueur de membre ou d’autres défauts « structuraux » comme des scolioses, et cela ne les empêche pas d’être parmi l’élite de la performance humaine.

 

Cependant, si vous pensez que votre différence de longueur de membre inférieur peut avoir une influence sur vos symptômes :

  1. faites mesurer radiologiquement cette différence ;
  2. essayez la thérapie manuelle, non pas pour réduire une différence structurelle de longueur de jambe, mais pour voir si les effets de modulation de la douleur via le système nerveux peuvent vous aider à atténuer vos symptômes ;
  3. essayez des orthèses de base disponibles en pharmacie avant d’acheter des orthèses très dispendieuses ;
  4. tenter d’inclure davantage d’exercice unilatéral (sur une jambe) pour travailler votre équilibre et augmenter l’endurance et la force de vos muscles sous différentes demandes ;
  5. marchez pieds nus sur des surfaces variées le plus possible ; cela travaillera la proprioception de vos pieds et de l’ensemble du corps ;
  6. faites de l’exercice selon les scénarios et les environnements les plus variés possible, pour garder votre corps alerte et le plus adaptable possible.

 

RÉFÉRENCES

SOMMERSET, Dean. Do Leg Lenght Discrepancies Actually Matter ?, 2019.

Autres sources citées dans le texte