La dépression majeure : Les antidépresseurs sont-ils la seule solution ? (Partie 1)

Publié le 20 avril 2023
Écrit par Anne-Isabelle Dionne, M. D.

La dépression majeure : Les antidépresseurs sont-ils la seule solution ? (Partie 1)

Les CDC estiment qu’une personne sur dix dans le monde a actuellement un diagnostic de dépression. On sait d’ailleurs qu’une personne sur cinq recevra ce diagnostic au moins une fois dans sa vie. Selon l’OMS, ce fléau sociétal est d’ailleurs en augmentation constante depuis les dernières décennies et représente la première cause d’invalidité au monde, et ce, malgré l’existence des antidépresseurs. Paradoxalement, c’est bien depuis l’ère de l’utilisation répandue des antidépresseurs que leur utilisation ainsi que le diagnostic de dépression majeure se sont chronicisés.

 

Il est important de savoir que déjà en 2008, on reconnaissait, dans une étude publiée dans le prestigieux NEJM, qu’il existait un important biais de publication au regard des études financées par l’industrie pharmaceutique, dont celles qui arrivaient à des conclusions négatives et qui n’étaient jamais présentées au corps médical en raison de leurs résultats décevants pour ne pas influencer négativement les conduites prescriptives. Et concernant celles qui avaient finalement été publiées avec des conclusions positives par rapport à l’efficacité de certains antidépresseurs, une révision subséquente par la FDA avait permis de démontrer que près de la moitié de ces études dites « positives » étaient finalement réellement « négatives » à la lumière des données publiées[2].

En 2022, le British Medical Journal publiait des conclusions plutôt décevantes quant à l’efficacité réelle des antidépresseurs, après révision par la FDA des données publiées de 232 essais cliniques représentant 73 388 patients, comme quoi seulement 15 % des participants traités auraient réellement bénéficié de l’utilisation des antidépresseurs par rapport au placebo[3]. Bien sûr, les antidépresseurs peuvent aider un individu qui a des symptômes sévères afin de l’aider à surmonter son état dépressif, mais il ne faut pas oublier les 85 % d’autres individus traités qui sont susceptibles de ne pas ressentir autant de bénéfices que ce qu’ils espèrent. Que pouvons-nous faire pour ces personnes afin de leur permettre de jouir d’une évolution satisfaisante après avoir ressenti des symptômes dépressifs ?

 

Comme nous le propose le modèle de médecine fonctionnelle, il faut avant tout commencer par comprendre la cause de la dépression majeure afin de pouvoir agir sur ses racines étiologiques. Il faut savoir que jusqu’à tout récemment, aucun chercheur n’a réussi à mettre en lumière la théorie de la dépression majeure qui résulte d’un manque de sérotonine, alors que (paradoxalement) les antidépresseurs les plus prescrits sont des molécules qui agissent principalement sur la façon dont la sérotonine est fabriquée et active dans le cerveau[4]. La perturbation de la santé mentale est une belle porte d’entrée pour constater un dysfonctionnement qui évolue ailleurs dans le corps, qu’il soit sur le plan hormonal, inflammatoire, nutritionnel et/ou alimentaire. Intéressons-nous davantage à ces processus physiopathologiques pour mieux comprendre d’où vient la dépression majeure et comment la prendre en charge.

 

Le rôle de l’inflammation

 Tout état inflammatoire où sont sécrétées des cytokines permettant d’activer les cellules immunitaires est délétère pour le cerveau sur plusieurs plans (neuroendocrinien, synthèse de neurotransmetteurs, structurel). On remarque que chez les gens qui ont des paramètres inflammatoires plus élevés dans leur sang, le risque dépressif est aussi augmenté[5]. Près de 50 % des gens qui ont des maladies inflammatoires auto-immunes, où le système immunitaire est suractivé (sclérose en plaques, polyarthrite rhumatoïde, lupus, etc.), ont aussi des symptômes dépressifs qui incommodent leur bien-être[6].

Il est intéressant de noter que la dépression cohabite aussi de façon plus intensive avec plusieurs maladies qui sont la résultante d’une inflammation excessive, notamment la maladie cardiovasculaire (infarctus, AVC), le diabète de type 2, l’obésité, la maladie d’Alzheimer[7]. Il est important de noter que l’état de résistance à l’insuline que l’on retrouve dans le syndrome métabolique est aussi un fort prédicteur du risque de souffrir éventuellement d’une dépression[8]. En résumé, il est assez clair que la dépression majeure est, dans plusieurs cas, la manifestation d’un trouble métabolique pour lequel l’influence des habitudes de vie est extrêmement importante.

 

Le rôle du microbiote intestinal

Le microbiote intestinal participe aussi grandement à la régulation de plusieurs fonctions cérébrales qui peuvent influer sur l’humeur. En effet, ces microorganismes, en collaboration avec les cellules entéroendocrines, ont la capacité de fabriquer par eux-mêmes près de 90 % de la sérotonine et de 50 % de la dopamine présentes dans l’organisme, tout comme plusieurs autres neurotransmetteurs, comme le GABA, l’acétylcholine, la mélatonine, l’histamine et le glutamate[9]. Bien qu’il n’y ait pas de preuve claire que ces neurotransmetteurs traversent la barrière hématoencéphalique pour changer la façon dont les émotions peuvent être ressenties, il est maintenant bien reconnu que le microbiote participe à la fabrication des précurseurs de ces neurotransmetteurs, qui se transforment dans leur forme active une fois passés dans le cerveau.

Ces nombreux neurotransmetteurs ou leurs précurseurs peuvent aussi envoyer un signal au système nerveux à travers le nerf vague, dont les ramifications sont bien présentes dans le système digestif et dont la transmission est maintenant reconnue comme étant bidirectionnelle[10]. Un microbiote altéré peut changer sa composition de microorganismes au point de ne plus pouvoir effectuer ses fonctions adéquatement et perturber sérieusement la physiologie de l’organisme en entier. Cette altération peut facilement se faire à la suite de traitements antibiotiques, de l’utilisation d’antiacides pour l’estomac, d’un excès de stress, de consommation d’alcool et d’additifs alimentaires, d’exposition à des pesticides, de manque de sommeil, etc. De plus en plus d’études reconnaissent le lien entre la présence d’un microbiote de mauvaise qualité (dysbiose) et la dépression majeure[11],[12],[13].

 

En outre, il est maintenant de plus en plus documenté que le phénomène d’hyperméabilité intestinale est un élément important à considérer dans notre compréhension de la pathogenèse de la dépression[14]. L’épithélium intestinal, habituellement seulement perméable au passage des nutriments essentiels et protégé par un microbiote sain et bien équilibré, peut subir différents types d’altérations pouvant perturber son intégrité, en présence d’une dysbiose intestinale.

Ainsi, certaines particules alimentaires peu digérées et les fragments de bactéries devant habituellement rester dans la lumière intestinale avant d’être évacuées sont plutôt susceptibles de franchir cet épithélium lésé et de se retrouver face à face avec les cellules immunitaires cachées et prêtes à attaquer les envahisseurs inappropriés. L’activation des cellules immunitaires provoque beaucoup d’inflammation dans l’organisme, ce qui peut grandement influer sur la façon dont le cerveau et ses neurones fonctionnent. Certaines études ont même mis en évidence, chez des gens souffrant de dépression, la présence de symptômes cliniques d’intolérance à des aliments bien particuliers (ex. : le gluten)[15],[16], ou la présence d’anticorps contre certains allergènes alimentaires[17], laissant croire que la réaction de notre système immunitaire contre certains aliments consommés en présence d’un syndrome d’hyperméabilité intestinale puisse être à la source de certains états dépressifs, à cause de la réaction inflammatoire secondaire.

 

Le rôle de l’assimilation appropriée d’oxygène

L’organisme a besoin d’un taux d’oxygène constant dans le sang pour assurer la tenue de ses fonctions vitales. Dans une situation où l’apport en oxygène serait réduit de façon considérable pendant plusieurs heures consécutives, il est clair que le corps serait susceptible d’émettre des signaux d’alarme qui font état de son dysfonctionnement. C’est ce qui se passe d’ailleurs dans les cas d’apnée du sommeil, dont souffre 15 à 30 % de la population[18], particulièrement les personnes qui sont en surpoids. La présence de fatigue, de maux de tête le matin, d’endormissement facile le jour, d’impression de sommeil non réparateur, d’éveils multiples la nuit, de troubles de l’humeur, de manque de concentration et d’attention, de ronflements ou de pauses respiratoires la nuit sont tous des symptômes qui peuvent être observés chez un individu souffrant d’apnée du sommeil. Les symptômes d’anxiété et de dépression sont d’ailleurs décelés chez plus de 50 à 60 % des gens souffrant d’apnée du sommeil sévère[19].

À l’inverse, certaines études mettent en lumière que l’apnée du sommeil, à différents niveaux d’intensité, peut être retrouvée chez une grande majorité des patients atteints de dépression majeure[20]. Ainsi, dans le doute, un examen de dépistage de l’apnée du sommeil est un geste extrêmement pertinent dans le cas d’une dépression, étant donné le caractère réversible de cette condition à l’aide de l’appareillage approprié.

 

Le rôle de l’état nutritionnel

Il n’est pas surprenant d’entendre à nouveau que la nutrition est extrêmement importante dans les cas de dépression, sachant que les neurotransmetteurs ou leurs précurseurs sont fabriqués à partir d’acides aminés provenant de l’alimentation. Les vitamines et minéraux que l’on retrouve abondamment dans les aliments non transformés agissent aussi comme co-facteurs enzymatiques pour catalyser les réactions de synthèse de ces mêmes neurotransmetteurs.

En plus d’avoir un fort potentiel antioxydant permettant de diminuer les effets délétères de l’inflammation excessive, les polyphénols et autres micronutriments retrouvés dans une saine alimentation permettent d’assurer la croissance d’un microbiote sain dont le métabolisme intrinsèque assure une synthèse appropriée de neurotransmetteurs et de ses précurseurs. La littérature scientifique montre très clairement qu’une diète faible en végétaux et en fibres, la consommation d’aliments transformés riches en gras et en sucre, ainsi que la surconsommation de boissons sucrées ou d’alcool sont fortement corrélées au risque de souffrir de dépression majeure[21]. La population générale s’en tire bien mal devant ce constat lorsqu’on réalise que moins de 30 % des Canadiens de plus de 12 ans mangent des fruits et légumes en quantité recommandée (5 portions par jour)[22].

De plus, on estime que plus de 50 % des calories ingérées par les citoyens canadiens sont transformées ou ultra-transformées, rendant les aliments consommés bien moins nutritifs à la suite de leur processus de transformation[23]. Certaines études se sont aussi intéressées à la densité nutritionnelle des aliments récoltés de nos sols pour démontrer que dans les 50 dernières années d’industrialisation de l’agriculture, le contenu en vitamines et en minéraux de plusieurs aliments considérés comme sains pour la santé a diminué graduellement au fil du temps[24]. Santé Canada estime que les déficits nutritionnels sont très prévalents chez la population canadienne (vitamine D, magnésium, calcium, vitamine A, vitamine C, zinc, etc.), même si notre alimentation nord-américaine standard est considérée par plusieurs comme assez équilibrée pour les prévenir.

Tous ces facteurs sont très importants à considérer dans une perspective préventive et thérapeutique de la dépression. De multiples études démontrent un risque accru de dépression en présence de certains déficits nutritionnels bien précis et confirment l’amélioration de l’état clinique lorsque ce déficit est corrigé par un supplément et/ou un apport alimentaire adéquat[25].

 

Le rôle de l’équilibre hormonal

Les hormones sont à la base de la vie et du fonctionnement des différents systèmes entre eux. Il est fondamental d’avoir un équilibre hormonal optimal dans le but de prévenir de nombreux problèmes de santé. Plusieurs études ont documenté la perturbation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien dans le contexte de la dépression. En effet, le stress excessif ressenti sur une base chronique peut perturber l’équilibre habituel de la sécrétion du cortisol et des neurohormones qui y sont reliées. Chez certaines personnes déprimées, on peut mesurer un excès de cortisol sécrété dès le matin et tout au long de la journée, étant associé à de multiples stresseurs (financier, performance au travail, surcharge de tâches à faire, etc.) et symptômes désagréables (nervosité, sentiment d’être à bout, insomnie, etc.).

À l’inverse, il est aussi possible de mesurer un cortisol complètement affaissé du matin au soir, étant associé avec un état d’épuisement majeur et de fatigue importante[26]. Sur le plan des hormones sexuelles, on constate qu’elles sont toutes fondamentalement importantes dans le but de préserver une santé mentale optimale. Les récepteurs d’œstrogènes, de progestérone et de testostérone sont nombreux dans le cerveau, dans toutes les régions interpellées dans la régulation émotionnelle. Les manifestations sur l’humeur (irritabilité, anxiété, dépression, etc.) sont souvent présentes lorsqu’il existe des déficits dans la concentration de ces hormones.

Plusieurs études ont d’ailleurs démontré un bénéfice sur l’humeur lors de la supplémentation en hormones sexuelles bioidentiques autant chez la femme que chez l’homme[27],[28]. Il faut aussi savoir que le bénéfice de la supplémentation hormonale chez certains individus peut se faire ressentir bien avant que les bilans hormonaux ne montrent des déficiences importantes. Cette approche de personnalisation thérapeutique dans le but de rechercher l’équilibre hormonal optimal pour favoriser le bien-être sort du cadre de référence imposé par les lignes directrices, mais a un grand bien-fondé à l’échelle biologique. Les hormones thyroïdiennes sont aussi très importantes pour optimiser la santé cognitive et mentale.

Dans le même ordre d’idées, plusieurs personnes déprimées peuvent grandement bénéficier d’une thérapie de supplémentation en hormones thyroïdiennes, soit en première ligne thérapeutique en visant une TSH un peu plus basse (ex. : 2,5 mUI/L)[29] que la cible suscitant habituellement une intervention médicale (plus près de 4 mUI/L) ou bien à titre de « thérapie de potentialisation » avec des antidépresseurs déjà prescrits plutôt que d’ajouter d’autres molécules psychotropes[30].

 

En conclusion, il est intéressant de constater que la dépression majeure peut plutôt être considérée comme un « symptôme » pouvant survenir comme conséquence à plusieurs phénomènes physiologiques influant sur l’homéostasie du corps. La dépression majeure peut facilement être perçue comme une extension de la maladie métabolique ou endocrinienne lorsqu’on comprend les mécanismes physiopathologiques qui sous-tendent son apparition. La médecine fonctionnelle est une discipline fascinante nous permettant de mieux nous questionner sur la réelle provenance de chaque problème de santé.

La deuxième partie de ce texte à consulter dans le prochain numéro couvrira davantage les différentes options thérapeutiques qui ont été étudiées et qui ont démontré des effets positifs sur la santé mentale en complément ou comme solution de rechange à l’utilisation des antidépresseurs.

 

RÉFÉRENCES :

[1] Psychother Psychosom 2010;79:267–279

[2] N Engl J Med. 2008;358(3):252

[3] BMJ 2022;378:e067606

[4] Moncrieff, J., Cooper, R.E., Stockmann, T. et al. The serotonin theory of depression: a systematic umbrella
review of the evidence. Mol Psychiatry (2022). https://doi.org/10.1038/s41380-022-01661-0

[5] EClinicalMedicine. 2021 Aug; 38: 100992.

[6] Curr Top Behav Neurosci. 2017;31:139-154. doi: 10.1007/7854_2016_7.

[7] Palmer C MD. Brain Energy. 2022

[8] Am J Psychiatry 2021 Oct 1;178(10):914-920.

[9] Nutrients 2021, 13(6), 2099; https://doi.org/10.3390/nu13062099

[10] Front Neurosci. 2018; 12: 49. Published online 2018 Feb 7. doi: 10.3389/fnins.2018.00049

[11] Healthcare 2022, 10, 1503. https://doi.org/10.3390/healthcare10081503

[12] Nat Genet. 2022 Feb;54(2):134-142.

[13] Front Psychiatry. 2020; 11: 541

[14] Acta Psychiatr Scand. 2019 Feb; 139(2): 185–193.

[15] Daynes G. Bread and Tears—Naughtiness, Depression and Fits Due to Wheat Sensitivity. Proc. R. Soc. Med. 1956;49:391–394

[16] Porcelli B., et al.  A study on the association of mood disorders and gluten-related diseases. Psychiatry Res. 2018;260:366–370. doi: 10.1016/j.psychres.2017.12.008

[17] Karakula-Juchnowicz H., et al. The Food-Specific Serum IgG Reactivity in Major Depressive Disorder Patients, Irritable Bowel Syndrome Patients and Healthy Controls. Nutrients. 2018;10:548. doi: 10.3390/nu10050548

[18] Uptodate 2023 Clinical presentation and diagnosis of obstructive sleep apnea in adults

[19] J Res Med Sci. 2014 Mar; 19(3): 205–210.

[20] J Neurosci Rural Pract. 2017 Jul-Sep; 8(3): 346–351.

[21] Eur Neuropsychopharmacol. 2019 Dec;29(12):1321-1332.

[22] https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/82-625-x/2019001/article/00004-fra.htm

[23] https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/82-003-x/2020011/article/00001-fra.htm

[24] J. Am. Coll. Nutr., 23 (6) (2004), pp. 669-682Thomas, D.E., 2000. A study on the mineral depletion of the foods available to us as a nation over the period 1940 to 1991.

[25] Nutritional Medicine (Second Edition). 2017. Alan R. Gaby, M.D.

[26] Biological Psychology, Volume 80, Issue 3, March 2009, Pages 265-278

[27] JAMA Psychiatry. 2018 Feb; 75(2): 149–157.

[28] JAMA Psychiatry. 2019;76(1):31-40.

[29] BMC Psychiatry volume 17, Article number: 327 (2017)

[30] Innov Clin Neurosci. 2017 Mar-Apr; 14(3-4): 24–29.