Publié le 21 décembre 2019
Écrit par Louis Lapointe et Yves Prescott
À une certaine époque, les repas soulignant une occasion spéciale étaient axés sur le partage et la solidarité, d’où un sens d’appartenance à une « grande famille ».
S’ils existent toujours, on y voit davantage d’individus s’en absenter physiquement ou mentalement pendant des périodes plus ou moins longues, question de lire des messages textes ou d’intercepter un appel téléphonique « urgent ».
Cela dit, la commensalité témoigne du besoin fondamental de fraterniser et de raffermir les contacts humains ; ils se manifestent de nombreuses manières, dont quelques-unes sont parfois assez surprenantes. Certaines formules, comme celle instaurée par le Monastère des Augustin es de Québec, proposent une expérience totale, d’une durée limitée dans le temps, et dont la pierre angulaire se situe au niveau de la sensibilisation à l’alimentation consciente. L’attention aux sensations et à l’environnement pris dans un sens large lors d’un repas contribue, on le sait, à la santé non seulement physique, mais aussi mentale et spirituelle.
Pour d’autres, par contre, la commensalité se vit davantage au quotidien, et ce, tant par besoin de rompre l’isolement qu’en raison de moyens financiers limités. Des institutions telles que le Chic Resto Pop et le Resto Plateau de Montréal offrent des repas chauds à prix modique (qu’ils soient végétariens ou non) à une clientèle résolument multigénérationnelle. Les retraités y échangent librement aussi bien avec les gens qui travaillent dans de petits commerces du quartier qu’avec de jeunes familles désireuses de faire une sortie respectant les limites de leur budget.
Cependant, le végétarisme n’est pas une « option » partout ; le révérend Mackison de l’église St. George du centre-ville de Montréal a souligné l’échec d’une telle formule avec les itinérants qui y sont accueillis depuis quelques années. Cette clientèle, en grande majorité masculine, préfère sans contredit des plats faits à base de viande.
Le phénomène est le même à l’Accueil Bonneau, où des efforts sont faits pour assurer une continuité historique, en offrant parfois des repas qui sont essentiellement les mêmes que ceux servis lors de la fondation de l’institution en 1877.
Les soupes populaires, qu’elles soient à Rimouski ou à Saint-Hyacinthe (capitale de l’agroalimentaire), notent que de plus en plus de jeunes sollicitent leurs services. Celles-ci ne s’adressent pas uniquement aux sans-abri, mais peuvent soutenir d’autres types de clientèles; trois étudiantes de l’Université du Québec à Trois-Rivières ont lancé en 2013 un projet à l’intention de ceux et celles dont les ressources financières allaient en s’amenuisant à mesure que l’année scolaire académique progressait. Cette brillante initiative voulait faire en sorte que la faim ne fasse pas obstacle à la réussite scolaire et qu’elle se déroule dans « une ambiance agréable et conviviale ».
Outre le dépannage alimentaire, les soupes populaires ont d’autres mandats moins évidents, ceux-là s’inscrivant dans des préoccupations sociales plus larges. Par exemple, l’Accueil Bonneau offre un programme d’apprentissage de l’apiculture urbaine, le miel étant produit dans plus de 72 ruches, dont certaines sont situées sur le toit même de l’institution. Mis de l’avant en 2004, ce projet a un impact positif sur l’environnement tout en valorisant les hommes qui y participent.
Cet exemple de réinsertion des individus n’est qu’un parmi tant d’autres. Le travail dans plusieurs cuisines communautaires québécoises permet à des gens d’acquérir des expériences de travail crédibles. D’autres, par contre, suivront le chemin inverse et quitteront des emplois dans le domaine de la restauration professionnelle pour donner un sens à leur vie et pour sentir qu’ils contribuent à un monde meilleur. Par exemple, le restaurant Robin des bois offre la possibilité à sa clientèle mieux nantie de savourer un bon repas préparé par une équipe en majorité composée de bénévoles. Une partie de leurs profits est versée à quatre organismes communautaires, et l’institution se fait un point d’honneur d’emboîter le virage vert.
La question des changements climatiques – autre préoccupation de notre société – a déjà mis en lumière qu’il y avait, lors des vagues de chaleur meurtrières, davantage de décès parmi les personnes âgées vivant dans l’isolement. La cohabitation entre les générations dans les restaurants populaires permet de contribuer au mieux-être de tout un chacun, en tissant des liens plus faciles et spontanés. L’Angleterre a même créé un ministère de la Solitude, ayant constaté que 14 % de la population éprouvait des problèmes de santé dus à l’isolement.
Le Chic Resto Pop, pour sa part, sensibilise sa clientèle aux méfaits du gaspillage alimentaire – la vigilance à cet égard permet de garder les prix très abordables, tout en tenant compte des allergies alimentaires. On y offre même un comptoir où il est possible d’acheter des aliments à l’unité (pomme, carotte, pomme de terre, etc.).
Ces initiatives ont de longues racines, au Québec. Les communautés religieuses, toutes confessions confondues, se chargeaient traditionnellement de nourrir les plus démunis, alors que plusieurs familles québécoises prévoyaient l’« assiette du quêteux ». Le phénomène s’est diversifié, et les communautés culturelles récemment implantées jouent aussi un rôle appréciable sur ce plan. Par exemple, certains membres de la communauté musulmane offrent des repas distribués en collaboration avec l’église St. George et la communauté autochtone. Ces « sacs à lunch » sont distribués dans la rue, tenant ainsi compte d’une réticence de certains individus à aller vers les communautés religieuses pour solliciter de l’aide.
D’autres initiatives restent moins connues. Chez les sikhs, on offre sur demande un repas de plats traditionnels indiens, et force est de constater qu’outre les membres de cette communauté, peu de gens de l’extérieur y ont recours. Les sikhs comblent cependant cette lacune en versant des chèques à des banques alimentaires telles que Jeunesse au Soleil, et ce, depuis plus d’une trentaine d’années.
Chez les Premières Nations, le partage raffermissait l’identité collective et la place de l’homme dans l’univers. Personne n’était en reste. Poursuivant dans cette même lancée, la militante des droits des peuples du Grand Nord Aaju Peter formule sans doute l’un des concepts les plus originaux de la commensalité : « Pas besoin de clôture ou d’armée pour signifier que nous sommes chez nous, dans l’Arctique. C’est de cet environnement-là que nous tirons notre survie, et il est de notre devoir de la partager comme symbole de notre souveraineté. » .