Publié le 1 mars 2021
Écrit par Valérie Conway, Ph. D., ND. A, praticienne en ostéopathie
Les percées technologiques de l’industrie alimentaire ont profondément influencé notre alimentation à bien des égards au cours du dernier siècle. Parfois positivement, comme pour l’amélioration de la sécurité alimentaire par l’instauration de mesures de salubrité, mais aussi négativement par la production d’aliments dénaturés hautement transformés. Cette abondance d’aliments pauvres en nutriments et riches en calories coïncide de façon assez claire avec l’augmentation spectaculaire des maladies métaboliques et cardiovasculaires observée au cours des dernières décennies.
Parmi les changements les plus significatifs, l’accroissement de la consommation de sucre, et plus particulièrement celle de fructose alimentaire, en est un exemple marquant. Quoiqu’encore controversée, la surconsommation de fructose semble être associée à l’obésité et à ses complications, notamment le syndrome métabolique, pour n’en nommer qu’une. Jusqu’à récemment considéré comme un substitut enviable au sucre de table, le fructose est actuellement pointé du doigt pour son potentiel délétère sur le métabolisme et la santé du foie. Pourtant, les premières observations du potentiel néfaste du fructose sur le foie remontent à Pline l’Ancien, qui a décrit comment le célèbre chef romain Marcus Apicius fabriquait du foie gras en nourrissant ses oies avec une diète composée de dattes, une source particulièrement riche de fructose.
Comme l’on retrouve du fructose à la fois dans des aliments hautement transformés que dans des aliments sains tels les fruits et les légumes, il s’avère crucial de mieux comprendre les mécanismes moléculaires spécifiques par lesquels les différents sucres alimentaires peuvent moduler notre santé. Je vous invite ce mois-ci à faire le point au sujet du fructose et de ses possibles préjudices sur notre métabolisme.
Biochimie 101 des sucres
Le saccharose, ou sucre de table, désigne un disaccharide commun aux végétaux formés de l’union entre un glucose et un fructose. Formée grâce à l’énergie solaire lors de la photosynthèse, chaque molécule de saccharose libère lors de sa digestion un nombre équivalent d’unités de glucose et de fructose. Les végétaux produisent aussi différents polysaccharides pour stocker leur surplus d’énergie en formant de longues chaînes composées exclusivement des unités de glucose, citons à ce titre l’amidon.
Responsable de leur saveur sucrée, on retrouve du saccharose dans tous les végétaux, quoique particulièrement élevé dans certaines plantes telles que le dattier, le sorgho sucré, l’érable, la betterave sucrière et la canne à sucre. Si traditionnellement, le saccharose était purifié à partir de la canne à sucre ou de la betterave à sucre, le développement technologique a permis de produire massivement du sucre à partir de substrat plus économique tel que l’amidon, faisant ainsi chuter le prix des édulcorants de façon spectaculaire. Durant la première moitié du 20e siècle, on estime que les ménages utilisaient près de 75 % de tout le sucre disponible alors qu’aujourd’hui, 85 % des édulcorants sont monopolisés par l’industrie agroalimentaire !
La petite histoire du fructose
Depuis son introduction comme édulcorant dans les années 1960, un nombre croissant de produits alimentaires transformés contiennent du sirop à haute teneur en fructose (SHTF). Ce SHTF est obtenu par la transformation de l’amidon de maïs grâce à l’intervention de diverses enzymes. Dans un premier temps, les unités de glucose sont libérées par l’hydrolyse des chaînes d’amidon, ces dernières pouvant ensuite être transformées par une isomérase en fructose afin d’obtenir un édulcorant liquide plus ou moins riche en fructose (47 à 90 % de fructose). Avantageusement capable d’accroître la saveur sucrée, de fournir une stabilité, une fraîcheur, une texture, une couleur et une consistance incomparable aux produits transformés, le SHTF se substitue au saccharose pour une fraction du prix.
Pas étonnant que si le saccharose représentait 90 % des édulcorants avant l’arrivée du SHTF en 1960, dès 1985, plus de la moitié de ceux-ci avaient été remplacés par le SHTF. De 1974 à 1985, non seulement les édulcorants de maïs ont envahi l’industrie agroalimentaire, mais ces édulcorants sont devenus de plus en plus riches en fructose. Au pic de disponibilité des édulcorants ajoutés atteint en 1999 (187,9 g/jour), le rapport entre le saccharose et le SHTF était de 44:42. Depuis, la disponibilité des édulcorants totaux a augmenté de 1 %, tandis que celle du SHTF a augmenté de 6 %.
Pour ce qui est du comportement des consommateurs, une analyse des apports alimentaires chez nos voisins américains révèle que les jeunes hommes âgés de 15 à 22 ans sont les plus grands consommateurs de fructose, avec un apport moyen estimé à 75 g/jour comparativement à 58 g/jours pour les femmes du même groupe d’âge. Dans l’ensemble, les femmes semblent avoir des apports en fructose inférieurs à ceux des hommes, avec 48,6 g/jour contre 62,8 g/jour en moyenne. Ce sont les boissons sucrées non alcoolisées qui représentent la principale source de fructose alimentaire, comptant pour 53 % du fructose ingéré quotidiennement.
Le métabolisme particulier du fructose expliquerait-il sa toxicité ?
L’hypothèse la plus souvent citée pour expliquer les effets différentiels du glucose et du fructose réside essentiellement sur la notion que leur métabolisme est assez différent. Cette distinction débute déjà au niveau de l’intestin grêle, où le glucose est efficacement absorbé, moyennant une dépense d’énergie alors que le transport du fructose s’exécute de façon passive et beaucoup moins efficace. Puisque l’absorption du fructose est peu efficace, une proportion plus ou moins grande de ce dernier atteint le gros intestin, où il est métabolisé par le microbiote colique en acétate pouvant alimenter la lipogenèse hépatique (c.-à-d. la synthèse de lipides) ou encore former des composés de glycation favorisant l’inflammation et la réponse immunitaire. Suivant leur absorption, la distribution du glucose et du fructose diffère aussi grandement, 70 % du fructose aboutissant directement au foie sans se rendre aux autres organes, contrairement au glucose, qui lui est distribué à 70-85 % vers la périphérie.
Sachez que le foie agit à titre de chef d’orchestre du métabolisme en organisant finement sa réponse selon la disponibilité des substrats intracellulaires, soit en modulant en conséquence les niveaux d’hormones, de facteurs de transcription, de régulateurs clés et d’intermédiaires métaboliques. Le fructose a la caractéristique d’être métabolisé très rapidement en échappant à plusieurs points de contrôle, ce qui provoque la création désordonnée de substrats énergétiques, sans nécessairement être à l’unisson avec les réels besoins énergétiques de l’organisme. Ainsi, une forte charge de fructose hépatique semble mener à un accroissement incontrôlé des concentrations de lipides et de glycogène, surcharge les voies métaboliques et réoriente vers des voies alternatives générant de l’acide urique en augmentant le stress oxydatif cellulaire. De plus, comme le fructose ne fait pas varier significativement le niveau de glucose sanguin (c.-à-d. la glycémie) ou d’insuline, le fructose ne permet pas d’informer les cellules périphériques de l’état de surplus énergétique dans lequel l’organisme se trouve, résultant donc à la libération par les cellules adipeuses d’acides gras dans la circulation sanguine et de lactate par les muscles. Par conséquent, des lipides s’accumulent dans le foie (c.-à-d. la stéatose), les triglycérides dans la circulation augmentent rapidement et la résistance à l’insuline s’installe progressivement par un mécanisme qui reste encore à clarifier.
Avec l’ingestion chronique de fructose, l’expression de gènes associée à la synthèse de nouveaux lipides par le foie est régulée à la hausse, ce qui aggrave d’autant plus le pronostic. Comme plusieurs auteurs l’ont décrit récemment, ces mécanismes expliqueraient pourquoi le fructose serait un facteur de risque de stéatose hépatique non alcoolique, de dyslipidémies, d’athérosclérose, de diabète de type 2, d’hypertension, de maladies coronariennes et même d’asthme. Pourtant, il existe encore certaines ambiguïtés dans la littérature concernant la toxicité du fructose. Pour certains groupes de recherche, la nature des sucres n’a pas en soi d’influence sur les dysfonctions métaboliques observées, mais celles-ci résulteraient simplement de la suralimentation. Qu’en est-il ?
Effet différentiel du fructose et du glucose sur la satiété
De façon très simplifiée, le contrôle de l’appétit réside sur la balance entre diverses hormones satiétogènes, principalement l’insuline et la leptine, et l’hormone responsable de la faim : la ghréline. Le fructose semble peu performant pour stimuler le centre de satiété de notre cerveau, situé dans l’hypothalamus. En fait, contrairement au glucose, la charge en fructose n’arrive pas à supprimer considérablement la sécrétion de la ghréline, en plus d’avoir peu d’influence sur les hormones responsables de la satiété, principalement l’insuline et la leptine. Il en résulte une suralimentation, qui serait d’ailleurs un mécanisme évolutif assurant la survie, permettant aux animaux d’accroître rapidement leur masse graisseuse par l’ingestion de fructose avant les périodes de migration ou d’hibernation. Des analyses d’imagerie expérimentale chez l’humain ont pu montrer une faible réponse de l’activité hypothalamique chez des sujets suivant une infusion intraveineuse de fructose comparativement à celle de glucose, appuyant la thèse que la consommation fréquente de fructose induit une suralimentation en n’inhibant pas le centre hypothalamique du contrôle de la faim.
Toutes les sources de fructose s’équivalent-elles ?
Comme le fructose se retrouve à la fois naturellement dans les aliments sains tels que les fruits et les légumes ainsi que dans des aliments pauvres en nutriments tels que les boissons sucrées, il peut être difficile d’étudier l’effet isolé du fructose sur la santé. Les preuves provenant de cohortes prospectives sur le risque de diabète soutiennent une association différente selon la source alimentaire des sucres, soit une corrélation positive avec les boissons sucrées et une corrélation négative inverse avec les fruits. Une investigation clinique sur l’ingestion de fructose par une diète riche en fruits pour deux mois n’a pas induit d’accumulation de lipides au foie malgré une augmentation de trois fois l’apport normal en fructose des participants. Il semble possible que les fruits et les légumes puissent bloquer certaines des conséquences d’un apport élevé du fructose en raison de leur richesse en minéraux, en antioxydants, en polyphénols et en vitamines.
Justement, une diminution de l’activité des enzymes antioxydantes induite volontairement en laboratoire par une diète à haute teneur en fructose a pu être renversée par le simple ajout d’acides phénoliques lors d’une étude in vivo. Bonne nouvelle pour les amateurs de fruits, ces observations rendent certainement l’étude des effets du fructose d’autant plus complexe pour les chercheurs !
Conclusion
Malgré les ambiguïtés retrouvées dans la littérature entourant les mécanismes physiopathologiques expliquant les conséquences métaboliques de l’ingestion de fructose, une montagne d’évidences épidémiologiques soutient toutefois l’effet néfaste de la consommation abondante d’aliments sucrés, encore plus s’ils sont ingérés sous une forme liquide. D’ailleurs, les lignes directrices de l’Organisation mondiale de la santé indiquent de limiter l’apport en sucres libres (c.-à-d. la combinaison du sucre ajouté, issu de jus de fruits, de miel ou de sirop) à moins de 10 % de l’apport énergétique chez l’enfant comme chez l’adulte, et même idéalement à moins de 5 % de l’apport énergétique.
L’application de cette recommandation permet de rester sous le seuil de préjudice établi récemment à 58 g/jour de fructose, soit environ 11 % de l’apport énergétique journalier. Ces recommandations s’avèrent prudentes et justifiées en attendant l’évolution des données disponibles qui, espérons-le, serviront de levier aux gouvernements afin d’établir des moyens de pression sur l’industrie alimentaire pour limiter l’utilisation du SHTF. Souhaitons que le SHTF subisse le même sort que celui des gras trans, qui ont été bannis au Canada en 2017.
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