S’accorder la santé

Publié le 27 octobre 2018
Écrit par Julie Boisvert

S’accorder la santé
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Il y a près de vingt ans, Olivier Turner était immergé dans le monde du piano classique.

 

Âgé de 23 ans, il poursuit ses études en guitare jazz à l’Université Concordia. Comme beaucoup de ses collègues, ce guitariste passionné désire perfectionner la maîtrise de son instrument. Durant l’année scolaire, il pratique six à sept heures par jour, se réservant parfois du temps jusqu’à minuit après les soirées au boulot. Mais le corps résonne-t-il toujours en harmonie avec cette discipline ?

Bras et doigts douloureux, raideurs musculaires, engourdissements et spasmes agacent à l’occasion le guitariste. Son jeune âge ne le préserve-t-il pas de tous ces symptômes ? Au contraire, les études prouvent depuis quelques décennies que les instrumentistes développent fréquemment des blessures au cours de leur formation universitaire. Autonome, Olivier adapte sa routine musicale en incluant des échauffements pour les mains et des exercices tirés des livres de Marc Papillon (coach musical) et de Mick Goodrick (guitariste). Rester à l’écoute de son corps figure parmi ses priorités. Après tout, instrument de musique ne rime pas avec instrument de torture !

Anne Ouellet-Demers, kinésiologue spécialisée en exercices thérapeutiques et en traitement des musiciens, reçoit régulièrement des interprètes en souffrance dans ses bureaux. Si les principales raisons de consultation comprennent des douleurs chroniques parfois paralysantes sur le plan musical, de plus en plus de musiciens viennent aussi dans une optique préventive. « Dernièrement, j’ai accueilli un violoniste de neuf ans. Sa maman trouvait sa posture de jeu inadaptée et sa professeure ne savait pas trop quoi faire. On a donc corrigé ça avant que des problèmes se développent. Je reçois aussi des instrumentistes en préparation d’audition qui désirent maximiser leur technique. »

La double formation d’Anne l’aide à créer un lien de confiance avec ses clients. En plus d’être une professionnelle de la santé, elle a étudié le violoncelle jusqu’à l’université. Ressentant elle-même de l’inconfort et de la difficulté à modifier sa technique, elle a essayé la gymnastique sur table. C’est ce qui l’a incitée à aider les musiciens. « Le sport et la musique ont toujours été mes passions, alors je me suis tournée vers la kinésiologie. »

 

LE CORPS, CET INDIVIDU MÉCONNU…

Une partie du rôle d’Anne consiste à observer les mouvements non physiologiques, soit ceux mésadaptés au corps humain. « Je traite généralement les troubles musculosquelettiques. Pour résumer, une mauvaise posture prolongée ou des gestes non physiologiques répétitifs causent une surcharge sur le corps. Une usure des tissus musculaires et des articulations va entraîner des limitations et un malaise, comme de la douleur, des contractures ou des lésions. » D’où le lien avec l’artiste, qui s’adapte à l’instrument. Selon la kinésiologue, les professeurs de musique ne reçoivent généralement pas de formation en physiologie du geste. Par conséquent, certaines postures inadéquates sont enseignées au profit de la technique instrumentale.

Anne a résidé un an en France afin de s’instruire auprès de Marie-Christine Mathieu, une kinésithérapeute pour musiciens. Là-bas, elle s’est frottée à la méthode Mézières, une approche thérapeutique qui considère le corps dans son entier plutôt que de cibler un seul muscle.

« Quand on demande des efforts au corps, il compense en adoptant certaines positions qui ne sont pas nécessairement adéquates. La méthode Mézières permet de décortiquer la chaîne musculaire pour trouver l’origine  des compensations et corriger la posture globale, tout en tenant compte des tensions et du rythme de la personne. Autrement dit, comme chaque muscle est relié à un autre, une limitation au coude peut demander de travailler l’épaule, par exemple, là où se situerait l’origine de la douleur. »

 

UNE PLAINTE EN PIANISSIMO

Lors d’une classe de maître en guitare, Olivier a entendu parler du risque de blessure plutôt sommairement. « Le professeur a mentionné avoir développé une tendinite très douloureuse au cours de sa carrière. Il a simplement continué de pratiquer. » Pas un mot sur les solutions. L’intensité et la chronicité des symptômes présentent pourtant des conséquences bien réelles. « Certains de mes amis ont dû cesser de pratiquer tandis que d’autres vivent une grande déprime », confie le jeune homme.

Exprimer sa souffrance exige beaucoup de courage pour cette communauté. « Je sens que je pourrais en parler à mon entourage, mais on dirait qu’il y a un blocage », révèle l’étudiant.

« Quand t’as mal, t’as honte. Quand t’as honte, tu te tais. Je pense que ça s’ajoute au stress psychologique des musiciens. »

Anne confirme le tabou. « Bien que je sois légalement tenue à la confidentialité, les clients s’assurent souvent de confirmer cette donnée. Mes interventions consistent aussi à déculpabiliser le musicien, qui a tendance à croire que c’est sa faute s’il est blessé et que son jeu en souffre. Ce n’est pas du tout le cas ! Le corps compense le poids de l’instrument, il répond à une demande de vitesse, de répétition, de tension… Après un certain temps, les gestes deviennent automatisés pour pouvoir se concentrer sur d’autres tâches, comme la lecture d’une partition. Le cerveau agit au meilleur de ses connaissances, et même les mouvements erronés servent à quelque chose. Mais il faut parfois les déconstruire. »

 

SOIGNER EN DEUX TEMPS, TROIS MOUVEMENTS

« La kinésiologie utilise la multidisciplinarité », explique Anne. « Certains clients ont consulté en massothérapie, en physiothérapie et en ostéopathie avant de me rencontrer. Les thérapies manuelles procurent un soulagement de la douleur et diminuent les symptômes. Pour plusieurs, cela suffit à surmonter les troubles. Il arrive toutefois que les douleurs reviennent au bout d’un moment. Grâce à la reprogrammation du geste, le musicien cessera d’irriter les régions corporelles sursollicitées et sortira de la chronicité. Mais pour effectuer les gestes adéquats, le corps doit retrouver sa mobilité, d’où la complémentarité entre toutes ces approches. »

Anne collabore avec le musicien. Lui connaît la technique propre à son instrument, elle connaît la base commune à tous : la logique physiologique. Elle explique d’ailleurs la base du fonctionnement corporel en illustrant les mouvements adaptés et ceux à corriger à l’aide d’un squelette amovible. En observant le musicien en processus d’interprétation, elle repère les tensions qui ne seraient pas nécessairement identifiables sans l’instrument et elle le guide vers des postures plus justes. « En un sens, je travaille la technique instrumentale à l’aide d’un regard physiologique. Ce qui est intéressant, en musique, c’est qu’on entend les résultats. Immédiatement, on sent une espèce de libération artistique. »

Anne démontre également beaucoup d’empathie durant ses séances. « L’artiste en consultation éprouve le besoin de se sentir compris dans l’ensemble de sa problématique, pas seulement dans sa blessure. La musique est au cœur de son identité. Il faut connaître les exigences du métier pour ajuster ses conseils. Souvent, les interprètes affirment qu’ils ont confiance en moi parce qu’ils savent que je suis passée par là. »

 

SUR UNE NOTE POSITIVE

Malgré les embûches probables dans le parcours professionnel, la passion prime certainement. « Derrière toute cette discipline, on expérimente une grande sensation de plaisir, voire de connexion à la musique et aux autres », rappelle Olivier. De son côté, Anne souhaite prévenir plutôt que guérir. Parmi ses projets, elle veut continuer à former des professeurs de musique en gestuelle physiologique, ce qu’elle a déjà commencé dans une école primaire de Sherbrooke. Elle aimerait aussi sensibiliser d’autres kinésiologues aux particularités de cette communauté artistique.

NOTE : Le kinésiologue est le professionnel de la santé spécialisé dans les mouvements et l’activité physique. Il peut agir en situation de prévention, de traitement ou de performance. Il vise le mieux-être à long terme par la modification des habitudes de vie et la rééducation du geste, le tout avec une approche pédagogique.

 

RÉFÉRENCES

Entrevue avec Anne Ouellet-Demers et Olivier Turner

Spahn, Claudia, Manfred Nusseck et Mark Zander (2014).

« Long-term analysis of health status and preventive behavior in music students across an entire university pro- gram », Medical Problems of Performing Artists, vol. 29, n° 1, p.8-14.

Lopez Tomas, Martin, et Joaquin Farias Martinez (2013).

« Strategies to promote health and prevent musculoskeletal injuries in students from the High Conservatory of Music of Salamanca, Spain », Medical Problems of Performing Artists, vol. 28, n° 2, p.100-106.