Publié le 1 octobre 2024
Écrit par Louis Lapointe et Yves Prescott
Un peu d’histoire
Au début du 18e siècle, le pain que mangeaient les Européens trahissait le rang social auquel ils appartenaient. Le pain « noir » était réservé aux pauvres, tandis que le pain « blanc », plus moelleux, était le privilège des gens aisés. Cette réalité a trouvé sa place dans les dictons populaires (manger son pain blanc en premier), ou encore dans certaines chansons qui évoquent le temps de misère, celui de l’eau et du pain noir sans mirabelle…
Les choses changent vers 1870, alors que le moulin traditionnel est peu à peu remplacé par une industrie alimentaire produisant désormais, à grande échelle, une farine blanche… et peu nutritive. Une première étape, visant à contrer cette carence, est entreprise par McCollum, Osborne et Mendel vers la fin de la Première Guerre mondiale. Ces scientifiques américains souhaitaient connaître la structure des vitamines. À la suite des résultats de leurs recherches, l’industrie agroalimentaire subit les pressions des autorités médicales pour mettre en marché un produit plus nutritif. L’industrie n’a guère le choix, puisqu’une étude réalisée à l’époque suggère que seulement 3 % des consommateurs sont disposés à acheter une miche faite de blé entier.
Un scientifique américano-péruvien, Benjamin Jacobs, procède à des tests en laboratoire au cours des années 1930, de manière à ajouter aux farines les valeurs nutritives qu’a étudiées McCollum, Osborne et Mendel. Ces travaux correspondaient d’autre part à une popularité toujours grandissante du pain tranché, aliment de survie durant la Grande Dépression et lors du rationnement pendant la Deuxième Guerre mondiale. De plus, on constate que plusieurs Américains conscrits dans ce conflit armé, surtout ceux venus du Deep South, donnent tous les signes d’une nutrition déficiente. McCollum, apôtre du végétarisme, a noté à l’époque que la diète de l’Américain moyen était essentiellement basée sur le pain blanc, les viandes rouges, les pommes de terre, le sucre et le maïs.
En 1938, deux associations médicales endossent l’idée de l’enrichissement de la farine de blé, et c’est en 1943 que les États-Unis adoptent une politique visant à obliger les producteurs à ajouter des micronutriments, soit le fer, l’acide folique, la thiamine, la niacine et la riboflavine. Il y a plusieurs décennies, des commerciaux télévisés vantaient même ici l’ajout de ces micronutriments aux céréales consommées au déjeuner. Selon Global Healing, 20 nutriments sont perdus dans le processus de production industrielle de mouture des grains.
Au 21e siècle, des organismes tels que l’UNICEF et l’Organisation mondiale de la santé reconnaissent le bien-fondé de cette politique, à laquelle souscrivent environ 87 pays. Si la farine enrichie peut contribuer à la lutte contre le béribéri et la pellagre, il faut avouer que ces maladies sont extrêmement rares chez nous, bien qu’elles causent toujours des ravages en Afrique et en Asie. À une certaine époque, des cas d’anémie auraient été rapportés à Terre-Neuve et au Labrador, et l’enrichissement de la farine de blé est l’une des conditions nécessaires à leur intégration à la confédération canadienne le 31 mars 1949.
L’enrichissement de la farine de blé représente des sommes colossales, et les prédictions à long terme sont les suivantes : on croit qu’en 2032, les revenus générés par ce type de production, dominée par les États-Unis, représenteront 333 milliards de dollars américains. La pandémie a certes brouillé temporairement les cartes. Alors que la demande était croissante, il était de plus en plus difficile d’acheminer la marchandise à partir du point de production.
En période postpandémique, la demande de produits à base de farine dans la zone Asie-Pacifique est en ébullition, en raison notamment de l’importante poussée démographique en Inde (malgré que ce pays soit le deuxième producteur mondial de farine), de l’adoption d’un type d’alimentation occidental dans plusieurs pays, ainsi que des importations achetées par une partie de la population chinoise, qui a les ressources financières pour le faire. On notera que l’Europe constitue toutefois un marché où l’augmentation reste modérée.
Si l’enrichissement de la farine de blé contribue à une diète plus équilibrée, certains faits laissent pourtant songeurs. Les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada, chefs de file de cette politique, ont ironiquement un taux d’obésité supérieur à la France, qui ne croit guère à l’enrichissement des céréales. Cela dit, il est néanmoins possible d’acheter au Québec de nombreux produits français, tels des galettes bretonnes, des mélanges à gaufre et à crêpe, sans compter les biscottes et les biscuits de toutes sortes qui, selon l’étiquetage, seraient faits de farine enrichie.
Si, à une certaine époque, la farine canadienne donnait des résultats peu satisfaisants, on constate que le Québec se distingue des compétiteurs de l’ouest du pays. Autrefois, le blé était destiné aux animaux, mais plusieurs producteurs artisanaux d’ici ont fait de grands efforts pour améliorer le produit depuis les 15 à 20 dernières années. Dans cette foulée, Pierre Gélinas, du Centre de recherche et de développement de Saint-Hyacinthe, mentionne que des techniques de blanchiment utilisant le chlorure et le peroxyde de benzoyle (interdits dans l’Union européenne) deviennent de plus en plus marginaux dans la production québécoise et que la farine bio a de plus en plus la cote.
Au fil des ans, le pain blanc ne jouit plus du même prestige qu’à une certaine époque, et de plus en plus de consommateurs optent pour des pains multigrains, aux grains anciens, aux graines de tournesol, etc. Ce qui est dommage, c’est qu’une certaine partie de la population opte souvent pour le sandwich comme solution de dépannage à bas prix, ce qui malheureusement justifie encore l’ajout de micronutriments dans la production industrielle.
Alors, à vos marques, pain, tranchez !